L’érosion de la biodiversité est massive. Une sixième extinction de masse des espèces est en marche. Les insectes sont particulièrement touchés, avec une diminution de près de 80 % de leurs effectifs constatée en Europe ces 30 dernières années. Parmi eux, les insectes dits pollinisateurs – qui transportent le pollen de fleurs en fleurs d’un nombre important d’espèces végétales – jouent un rôle crucial dans les équilibres écologiques.
Les abeilles domestiques, et en particulier l’espèce Apis mellifera mellifera et ses dérivés, occupent une place centrale dans l’éveil des consciences. Si l’abeille domestique symbolise bien souvent la biodiversité, elle ne peut la résumer, pas plus qu’elle ne peut à elle seule représenter la grande diversité des insectes pollinisateurs. Serait-elle l’abeille qui cache la forêt ? Comment le marché, certes naissant, de la biodiversité en entreprises est-il appelé à évoluer ? Comme toujours en matière de vivant, il est question d’équilibre et d’écosystème !
L’abeille, emblème mobilisateur pour la biodiversité
L’engouement pour les abeilles en entreprises semble avoir commencé véritablement en 2010, à la faveur de l’année internationale de la biodiversité, instituée par l’ONU. C’est en effet à partir de 2009 que les premiers services de ruches en entreprises ont été mis sur le marché.
L’abeille domestique présente plusieurs atouts majeurs pour être adoptée largement par l’environnement de travail. Tout d'abord sélectionnée au fil des siècles - les premiers documents identifiant son élevage dateraient de l’Egypte ancienne -, elle produit le miel. Une production concrète, fruit du travail, au sens propre et figuré, de tout un collectif, la colonie d'abeilles. Sa composition est un reflet des paysages alentours : l’abeille, qui parcourt un rayon moyen d’1,5 km jusqu’à 4 km autour de la ruche, produit le miel à partir du nectar (et non du pollen !) contenu dans les fleurs qu'elles rencontre.
Autre atout : la vie d’une colonie d’abeilles présente une organisation collective, certes très verticale et hiérarchisée autour de la reine, mais dont bien des caractéristiques peuvent faire référence à la vie d’une entreprise (1) .
Enfin, en raison notamment d'une diversité floristique et d'une présence faible de pesticides, les villes sont apparues tout à fait hospitalières pour cet élevage que les campagnes. Alors que le déclin des colonies d’abeilles commençait à défrayer la chronique, les premières organisations, souvent situées en zones urbaines ou péri-urbaines, ont franchi le pas en adoptant une ruche, bien souvent sur leur site, dans les jardins ou sur les toits. Et les ruches de faire florès, durant près d'une décennie. A Paris, une estimation récente indique la présence de près de 1.000 ruches.
Avec le développement de ce marché, une période de sensibilisation massive à la relation Homme-nature s’est ouverte, à la faveur de conférences, d’ateliers et d’initiations. La pratique partagée et encadrée de l’apiculture a permis de faire vivre de véritables « expériences de nature » à nombre de salariés, permettant par-là de faire évoluer leur conscience et plus, leurs pratiques, en entreprises et plus largement dans leur vie quotidienne. Là où la présence d’insectes sauvages comme les papillons ne peut qu’être constatée, l’abeille domestique a besoin d’être accompagnée par la main de l’Homme. Une action concrète alimentant la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
On ne prête qu’aux ruches ?
L’apiculture est une pratique agricole. S’il s’agit d’une première étape fondatrice et mobilisatrice, élever des abeilles domestiques ne signifie pas sauver la biodiversité. La diversité du vivant est bien plus vaste et le nombre d’insectes pollinisateurs également. En France, il existe près de 1.000 espèces de pollinisateurs sauvages, dont la plupart sont solitaires, répondant aux noms d’osmies, mégachilles, etc. Elles pondent généralement leurs œufs dans de petites anfractuosités. N’avez-vous jamais repéré de petits amas de terre bouchant les trous de fenêtres en bois qui, quelques mois plus tard, étaient de nouveau libres ? C’est qu’avant de mourir, une abeille, fécondée, y avait pondu quelques œufs, devenus larves, puis abeilles, perpétuant ainsi son espèce. A chaque espèce son type d’habitat : tiges creuses, terre, etc. On parle ainsi d’abeilles maçonnes, d’abeilles charpentières, etc.
Toute cette diversité d’espèces et d’habitats présente non seulement un intérêt patrimonial, mais elle est aussi vitale pour l’équilibre des écosystèmes. A commencer par les services rendus aux êtres humains.
1/3 des espèces comestibles dépendrait en effet des pollinisateurs, dans leur ensemble pour produire leurs fruits. Si une ruche abrite de 15 à 60 000 individus, suivant la saison, ces derniers n’interviennent qu’à partir d’une température ambiante de 12°C, quand d’autres espèces d’abeilles sauvages s’affairent dès 10°C. Ou comment certains pollinisateurs ont une amplitude de travail plus grande que d’autres !
L’abeille marqueur de l’environnement
La diversité de morphologie des abeilles correspond également à la diversité de formes des fleurs, si bien que certaines fleurs et donc la production de leurs fruits dépendent d’une espèce particulière. Le cas le plus illustre est sans doute la vanille Bourbon, originaire des régions tropicales humides et équatoriales d’Amérique. Le fleur de cette orchidée est fécondée dans la nature par une espèce indigène, qui lui est spécifique. Importée de la Réunion elle n’a pu, faute d’habitat adapté à son insecte partenaire, produire les gousses tant recherchées, conduisant d’ingénieux horticulteurs à inventer une technique de pollinisation manuelle.
Le cas de vergers en Chine, dans des zones massivement polluées dont les fleurs doivent, faute d’abeilles, être pollinisées à la main, a défrayé la chronique.
Si la pression des pesticides et de certains parasites sont clairement mis en cause dans la chute des populations d’insectes pollinisateurs, la destruction et la dégradation des habitats de façon plus large figurent en bonne place parmi les facteurs impliqués dans les pertes de biodiversité tant au niveau mondial qu’européen. L’implantation de colonies d’abeilles domestiques constitue un véritable projet, dans lequel le prestataire s’assure de la compatibilité entre les butineuses et les salariés, en se conformant aux dispositions réglementaires définies par arrêté préfectoral ou municipal et en interrogeant les usages.
Certaines prestations hasardeuses ont pu, de manière isolée, conduire à une faible appropriation collective et, pire, à une cohabitation malheureuse, avec des piqûres aisément évitables. S’agissant des pollinisateurs sauvages, la démarche est autre. Il ne s'agit pas d'apporter une colonie dans son abri fabriqué par la main de l'Homme puis de l'élever, mais d'accueillir des insectes naturellement présents dans leur milieu.Il s'agit donc de favoriser la présence d’habitats naturels, en réalisant un entretien écologique.
Pour aider à la mise en œuvre d’un cercle vertueux, des abris et nichoirs peuvent être créés, regroupés sous le terme générique d’hôtels à insectes. Des tiges creuses, de la terre et tous autres matériaux utiles à la nidification des abeilles solitaires, sont regroupés dans une boite, dont la forme design peut aider à son appropriation.
Offrir le gîte et le couvert
L’enjeu réside principalement dans le couvert. Selon une étude fondée sur des données de sciences participatives (observatoire des papillons des jardins du Muséum national d’Histoire naturelle), l’urbanisation diminue fortement le nombre d’espèces et l’abondance des papillons. On estime aussi qu’un tiers de la mortalité des abeilles domestiques est ainsi causé par les carences en alimentation. Mais à l’échelle locale, les jardins d’entreprises pourraient changer la donne représentent 30 % des espaces verts privés.
La recrudescence de ruches a mis au jour l'insuffisante quantité et diversité de fleurs à butiner. En certains endroits la concurrence est manifeste entre ruchers voisins. Pis, l’équilibre délicat entre espèce domestiquée et espèces sauvages est menacé et une forme de concurrence peut s’installer. A Bruxelles, où les abeilles domestiques cohabitent avec quelque 120 espèces d’abeilles sauvages, la Ministre de l’Environnement a annoncé en 2017 un plan pour gérer la concurrence entre espèces de façon équilibrée.
Les plantes nectarifères et pollinifères produisent respectivement du nectar et du pollen. Aussi dites « mellifères » – car les abeilles domestiques peuvent transformer leur nectar en miel – elles favorisent également les abeilles solitaires et d’autres pollinisateurs comme les papillons. Planter des végétaux riches en nectar peut donc aider ces espèces vulnérables. Centaurées, lavande, framboisier, valériane, trèfles, lierre et plantes aromatiques permettent de créer des oasis favorables à tous types de pollinisateurs.
Du rôle des paysagistes et des jardiniers
Pour être tout à fait complet, un projet d’accueil des pollinisateurs doit donc considérer l’ensemble des composantes. Le rôle du paysagiste concepteur, spécialiste du vivant sous toutes ses formes, est déterminant : il dresse un état écologique du site et de ses environs pour assurer la connexion du site avec son écosystème, effectue un relevé de la palette végétale et florale en place, etc.
Il considère les usages, autrement dit les fonctions attribuées au lieu, les circulations, les espaces dévolus aux rencontres, au travail, etc. à la faveur par exemple d’ateliers de co-conception, pour assurer une cohabitation optimale entre les espèces et les salariés et engager un projet pédagogique. Il conçoit un projet simple et cohérent. Il planifie la plantation de massifs comprenant des arbustes mellifères et le semis, lorsque l’espace le permet, notamment en zones périurbaines, de prairies de fleurs méllifères. Il peut suggérer l’installation de ruches, mais aussi l’installation d’hôtels à insectes. Surtout, il annonce d’emblée la couleur : la nature de l’entretien qui devra découler des éventuels travaux d’aménagement.
Les jardiniers, qui réalisent les aménagements, suivent ensuite dans le temps ces préconisations pour le développement du potentiel écologique, en lien direct avec les salariés. Opérant naturellement, en « 0 phyto », ils favorisent les habitats naturels des insectes dits auxiliaires, en mettant en scène certains co-produits de la taille ou de la tonte, troncs et autres tiges creuses constituant des abris et nichoirs de premier choix. Au quotidien, ils renseignent les salariés et animent des ateliers, que l’apiculteur référent vient compléter. Les saisons, ou des événements dédiés comme la Semaine européenne du développement durable, début juin ou encore la semaine des fleurs pour les pollinisateurs créée plus récemment, sont autant de prétextes pour partager un moment pour apprendre, faire ensemble et tisser un lien indéfectible entre collègues, au-delà de tous silos métiers ou hiérarchiques.
Ruchers inter-entreprises et bio-indication
Certaines initiatives récentes témoignent d’une évolution positive de la prise en compte de la biodiversité dans son ensemble, de façon systémique. Au Sud de Nantes, dans la Zone d’Activités de la Forêt, sur la commune du Bignon, un collectif d’entreprises, emmené par l’agence locale des Jardins de Gally, a créé en 2017 un premier rucher inter-entreprises. A l’orée du bois bordant la zone, une dizaine de ruches sont parrainées par une vingtaine de sociétés, qui se partagent les récoltes de miel.
Les équipes des Jardins de Gally réalisent le suivi apicole et l’entretien des abords, dans le respect des butineuses. Plus, un plan de semis et de plantation de végétaux mellifères a été engagé et, tout au long de la zone, des abris à insectes ont été créés. La responsabilité sociétale d’une entreprise ne se limite pas à son propre site.
Connaitre l’état écologique de son environnement proche permet un dialogue approfondi avec ses parties prenantes et constitue une échelle d’action pertinente, d’un point de vue écologique. Le « beemonitoring » mobilise la ruche pour ses propriétés bio-indicatrices, autrement dit de témoin de son environnement.
Les Jardins de Gally mènent depuis 2016 la première étude sceintifique française avec la start-up BeeOdiversity pour analyser l’environnement de ses fermes, aux portes du Parc du château de Versailles. À chaque saison, des prélèvements de pollen sont effectués dans les ruchers. Une analyse approfondie sur leur origine (et donc sur les espèces butinées) et la présence de traces de polluants permettent d’établir une cartographie des territoires et d'identifier les zones à risques. Cela permet aussi d’informer les parties prenantes des actions ciblées à entreprendre ensemble. Ainsi, une vaste campagne de semis et de plantation de végétaux mellifères est menée sur 7 Ha d’exploitation des Fermes de Gally (lotier, centaurée, sarrasin, phacélie, bourrache), dont les résultats sont perçus dès les relevés de l’année suivante.
Passage à la biodiversité en entreprises 2.0
De nombreuses entreprises ont fait leur miel de l’abeille domestique et il convient de s’en réjouir. A l’issue de cette première décennie, s’ouvre une nouvelle étape : il faut continuer à convaincre, et impliquer plus d’organisations dans cette action, que l’urgence climatique et l’érosion du vivant, intimement liées (voir article 2017) imposent. A l’image du vivant, les actions possibles sont diverses.
Retenons deux axes opérationnels dès à présent :
- Concevoir un projet global (re)mettant le végétal et les usagers au sein d’un écosystème : planter et semer des végétaux mellifères, créer des jardins d’entreprises pour le bien-être et la biodiversité
- S’inscrire dans son territoire en s’associant à plusieurs entreprises, en particulier pour analyser la qualité de son environnement local, à travers le bee-monitoring.
Pierre Darmet
Directeur marketing et développement, Les Jardins de Gally
Secrétaire du Conseil international biodiversité et immobilier (CIBI-Biodivercity)
Un article paru dans Facilities 2018 - Le Guide des Services Généraux et Achats hors production
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1. Cette organisation a d’ailleurs été l’objet, par un apiculteur du Livradois-Forez, Vincent Péricard, de la création d’une pièce de théâtre, intitulée « Josette, etc. », du nom de son héroïne. Dans ses aventures, moins policées que celles de la célèbre Maya, l’abeille découvre les bonheurs du travail collectif et les limites de l’organisation de la ruche, vue par l’apiculteur, plutôt militant, comme une métaphore de l’entreprise dont l’actionnaire, à la main peu visible, serait l’apiculteur et la Direction générale, la reine, régnant sur une armée de CDD de 35 jours, durée de vie moyenne des abeilles, bien nommées ouvrières dans le langage apicole.